Journal du Coronavirus 16.
Jeudi 2 avril. Il est des lieux dans notre Occident -, qui ne sont ni des écoles, ni des universités, ni des hôpitaux. Ce sont des résidences où les personnes du troisième âge – au-delà de 60 ans -, en perte partielle ou totale d’autonomie, sont placées, afin de recevoir le service optimal lié à leur état. Lieux hautement sensibles à l’heure de la pandémie dont le gouvernement ne semble vouloir parler qu’à reculons – car on y meurt plus qu’ailleurs.
En France, 21% de la population française, soit 15,7 millions de personnes, sont des seniors. En 2040, les « papy-boomer » ( les enfants du baby-boom des années d’après guerre) constitueront 32 % de la population française, soit 22,6 millions.
Les EHPAD, Etablissements d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes, sont au nombre de 7883 en France et fournissent 557 461 lits – soit 70% du logement pour cette classe d’âge et de besoins. Leurs pensionnaires ont en moyenne 84 ans et 5 mois.
Une Ehpad compte en général 70 résidents. Les équipes des EHPAD sont composées d’un médecin coordinateur, d’infirmières, dont une infirmière référente, d’aides soignantes, qui secondent les infirmières et s’occupent des actes de la vie quotidienne, et de personnel soignant para-médicalisé – kinésithérapeute, ergothérapeute, psychomotricien.
Une journée en EHPAD coûte en moyenne 90,72 euros et est financée, à 63% par le résident, à 28% par l’Etat, et à 9% par le conseil général.
Dans le « journal du coronavirus 8. » daté du 23 mars, je parlais de D, psychomotricienne dans une Ehpad de la région lyonnaise spécialisée en Alzheimer. A l’époque elle parlait de 12 résidents morts entre le 13 et le 23 mars, en 10 jours. Ces 12 résidents morts son devenus 26, le 2 avril, soit 14 de plus en 10 jours - 1/3 de la population totale de l’Ehpad.
D. parle de familles paniquées avec lesquelles elle organise des séances de skype pour les rassurer, de patients qui meurent seuls, non traités, et aussitôt mis dans une housse plastique, sans même que le personnel, les derniers humains à les avoir vus vivants et à avoir partagé un moment de vie avec eux, n’ait le temps de leur dire un dernier adieu – raptés aussitôt par les croquemorts vêtus en robocop pour un enterrement sommaire - autant de situations traumatiques pour tout le monde.
Dans mon expérience de la mort des autres, principalement celle de mes parents, et de ma mère que j’ai vécu de près, j’avais été frappé par le fait que, si, en tant que famille, il est inscrit dans le livre de la vie que nous vivrons, à un moment donné ou à un autre, la mort de nos proches, et que jamais nous ne pourrons être prêt pour ce genre de moment, le trépas d’un être aimé, j’avais été frappé par le fait que ce trépas était avant tout une expérience partagée, un cheminement du vivant avec le futur mort jusqu’à ce qu’il lui lâche la main, « il est « passé », disait-on autrefois – « il est mort ! ». J’avais aussi été frappé par l’abyme insondable existant entre la fonction des personnes – et moins il y avait de qualification, plus l’abyme était profond -, et la gravité du moment nommé « mort ». Si l’infirmière ou le médecin, sont plus, de par leur formation, préparés à la mort de leur patient, les aides soignantes me semblaient beaucoup plus démunies. Elles accomplissaient leur travail d’aide soignante, mais au moment où ma mère expulsa son dernier souffle dans un profond gargouillement de gorge, ce furent elles qui les premières pleurèrent, de peine peut-être, mais surtout du fait qu’elles avaient été surprises par l’ « inimaginable » et qu’il y avait injustice à vivre ce moment, comme si elles étaient de la famille, car en fait, de la famille ou non , le partage d’une mort, dépouille du lien de parenté. Au moment de la mort, à ce moment si puissant de la vie où la vie s’arrête, nous sommes tous dénudés, mis à nus de tout, car seuls détenteurs de la vie face à la mort. Ainsi, face à cette femme qui rendait son dernier souffle étions nous à égalité devant l’inexplicable fin d’une existence. Telle s’agenouilla, telle se signa, telle fondit en larme comme elle l’aurait fait pour un parent.
C’est ce que raconte D. psychomotricienne en Ehpad. Elle ne comprend pas pourquoi jusqu’à ce jour aucun personnel n’a été dépisté, les rendant potentiellement vecteurs de morts. Elle ne comprend pas pourquoi aucun personnel de renfort n’a pas été envoyé – 18 membres du personnel sont malades. L’idée que son Ehpad, qu’elle et ses collègues font tout pour rendre vivant et vivable, devienne soudain un mouroir à solitude les entraîne dans des abymes de tristesse dont elles auront du mal à sortir.
Retrouvez la chronique « Journal du coronavirus de 1 à 15 » sur facebook.
Les illustrations sont de Juanjo Surace.
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