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  • Thérèse Fournier

« Parle-moi catalan s’il te plait ! »

Dernière mise à jour : 11 janv. 2023

« Parle-moi catalan s’il te plait ! »

L’inquiétude linguistique commence à la caisse de ce supermarché de Palafrugell, Catalogne – une des dix-sept communautés autonomes d’Espagne. Je pousse un caddy bien rempli et mon tour arrive de poser sur le tapis roulant mes achats. Devant moi une maruja  ( le prototype de la ménagère espagnole), aux cheveux blonds déteints raconte dans un castillan aux intonations andalouses que son fils Kilko ne veut pas aller à l’école. Il préfère le vélo et les copains. La caissière, une jeune brune aux grands yeux noirs, tout en passant le code barre, lui répond dans un castillan à palais arrondi, disons, un castillan à intonations catalanes – adolescente elle était comme ça, qu’elle ne s’inquiète pas, ne pas vouloir aller à l’école est un vice dont on se guérit en grandissant – quand il est trop tard. 

Arrive enfin mon tour, mes produits sont bien rangés sur le tapis :

–          Jo mateixa poso els productes a la borsa, dis-je. ( Je mets moi-même les produits dans le sac)

Les yeux bruns glissent sur moi l’espace de quelques secondes :

–          No se preocupe senora, me dit-elle de son castillan à accent catalan, lo hago yo ! (ne vous inquiétez pas, Madame, c’est moi qui le fait !)

« Me cachis ! Collon’s ! La mare que et va pari ! » (jurons en castillan et en catalan), me dis-je mentalement, pourquoi n’ai-je pas droit au catalan, moi qui le parle couramment ?  Quel est l’élément qui a fait glisser une réponse en catalan en réponse en castillan ?  Mon physique ? Je pourrais être, afro, asiat ou berbère. Mais j’ai l’aspect d’une WASP européenne et mon type ethnique me fait souvent passer pour une allemande ou une anglaise.  Mais « collon’s !», pourquoi ces considérations ethniques alors que nous parlons linguistique ? Ethnique et linguistique ne partageraient donc pas que le « ique » final ?  Ethnique  « nique » linguistique ou l’inverse ?

Retour au supermarché : la caissière brune passe consciencieusement le code barre de mes produits devant l’infrarouge alors, qu’en silence, je réorganise mes produits sur le tapis roulant – produits frais avec produits frais, bouteilles avec bouteilles. Tenter un « coup de force « ? – « haut les mains que personne ne bouge ceci est un cambriolage linguistique, ouvrez la caisse aux mots… » – mais les coups de force linguistiques ne se font pas au colt. Continuer à parler catalan alors que ma caissière catalane m’a aimablement « dirigée » sur le castillan ?  « Por algo sera » (ça doit bien être pour une raison qu’elle me parle castillan !). Je dois être ridicule quand je parle catalan ! Mon assurance s’effrite mais j’insiste :

–          Llavors ho podem fer juntes ! ( alors faisons le toutes les deux ! – il s’agit de mettre les produits en sacs)

–          Como quiera senora ! ( Comme vous voudrez Madame !)

Oh la têtue ! Je lui en veux à la petite brune de ne pas m’inviter dans sa langue, de la garder jalousement fermée comme son tiroir-caisse, avec toute sa culture, toute son histoire, et de me laisser à la porte la main tendue «  Parlez-moi catalan s’il vous plaît ! Cela me ferait tellement du bien de rentrer dans l’espace catalan » Je souffre !

Enfin, mes sacs à bout de bras, chargée comme un baudet – catalan ? car le baudet et le « signe » de ralliement catalan, opposé au « taureau » espagnol -, je sors du supermarché en lui lançant un :

–          Adeu siau y merci !( Au revoir et merci ! En catalan.)

Aujourd’hui je n’ai pas gagné de victoire linguistique mais je n’en ai pas perdue non plus. Les langues sont interchangeables comme les rôles qu’elles nous font porter. Elles délivrent des informations sur nous, à notre insu : si notre physique renseigne sur notre origine ethnique – et le physique étant le premier langage, qu’on ne nous dise pas qu’il faut mentalement « mettre de côté » ce langage sous prétexte qu’il n’est pas « politicaly correct » car clairement différenciant  -, la langue que nous parlons, sa correction, son intonation, renseigne sur notre origine et notre éducation.

Au supermarché la caissière aurait tout aussi bien pu me répondre en castillan, parceque le castillan aurait été sa langue maternelle.  Et moi lui parler catalan ? La lengua del Imperio – catalan ? Et lui donner une leçon, par la même occasion – lui faire sentir qu’elle devrait parler catalan ? Mais que voulez vous, « Paca », la mère de Kiko, la ménagère qui m’a précédée à la caisse, est montée en Catalogne toute jeune, bien avant 1975 (mort de Franco), et sa ville de naissance, Tabernas en Andalousie, et sa ville de vie, Palafrugell en Catalogne, là où elle a monté son foyer et fait sa vie – son mari, comme elle, est de Tabernas, un désert, au sens propre, où Sergio Leone a tourné « Il était une fois dans l’Ouest » -, se situent dans le même pays, l’Espagne. Lui parler catalan ?– elle parle catalan, certes, mais ça n’est pas très naturel pour elle, comme dit mon amie Rosa, andalouse née à Barcelone , niveau « C » en langue catalane – elle est fonctionnaire -, « quand je parle catalan, j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre ».  Lui parler catalan, donc ? Impossible ! Je suis moi aussi atteinte du vice catalan du bilinguisme qui consiste à se ranger avant tout à la langue des autres – le castillan – pour ne pas heurter, pour ne pas blesser, pour ne pas faire sentir à l’autre… lui faire sentir quoi au juste ? Qu’il n’est pas née ici, que ses parents ne lui ont jamais parlé catalan à la maison, qu’il n’est pas ici pas chez lui, mais dans une terre d’accueil – et certes bien accueilli – et que ça ne se soigne pas – sauf en procréant des catalans, c’est-à-dire des enfants dont la langue parlée à la maison serait le catalan, chose difficile quand papa et maman viennent de Tabernas, encore plus difficile lorsqu’ils viennent de Barnaoul (Sibérie) ou de Tanger – confortant ainsi le catalan comme la langue d’une élite ayant eu pour langue maternelle le catalan. On calcule qu’un habitant de Catalogne sur dix est résident étranger. On le voit, la problématique dépasse largement le cas de « Paca », ma congénère à la caisse, catalane d’origine andalouse, dont une des trois langues officielles de Catalogne, le castillan, est la langue maternelle – la troisième langue officielle de Catalogne est l’aranais, langue occitane très proche du catalan, parlée dans le Val d’Aran, par un peu plus de 5000 personnes.  La problématique touche maintenant ce catalan sur dix qui fait sa vie en Catalogne et dont la langue maternelle est le castillan,  le russe ou l’arabe. C’est lui, le futur catalan.

Quant à « kiko », le mauvais élève de Palafrugell, parions qu’il ne retiendra du catalanisme que l’aspect régional – il habite en Catalogne. S’il n’épouse pas une catalane « d’origine », il transmettra la langue de  l’ »Imperio » – castillan cette fois-ci -, à ses enfants. Le catalan appris à l’école publique – qui se fait majoritairement en catalan, l’enseignement du castillan ne représentant que deux à trois heures par semaine -, lui servira tout au plus à trouver du travail dans l’administration où les fonctionnaires doivent avoir le niveau « C » en catalan. Mais la langue dans laquelle il se sent « dans ses baskets », c’est le castillan.

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Comment répandre la langue catalane dans une région qui est à la fois l’Espagne, à la fois la Catalogne ?  Une région où une bonne proportion d’habitants est originaire d’autres régions d’Espagne et ne parlent que le castillan – mais où, à l’inverse, on ne parle que catalan dans certaines parties du terroir. Une région avec un énorme apport de sud-américains qui arrivent sans ambition linguistique puisqu’ils parlent l’une des trois langues officielles, le castillan. Et puis il y a les « vrais » étrangers, ceux qui ne sont ni catalans, ni espagnols, ni même communautaires, et se voient pris entre deux feux : d’un côté le castillan, langue internationale qui est la langue maternelle d’environ 400 millions de personnes dans le monde-  à égalité avec l’anglais -, de l’autre le catalan,  langue maternelle d’environ 10 millions de personnes dans le monde dont 7,5 millions en Catalogne. La « torsion » se répète : on choisira d’abord la langue maternelle, puis la langue internationale locale – le castillan -, enfin, puisqu’il le faut, et seulement si l’enfant va à l’école publique catalane, le catalan.

Rappelons que la dictature de Franco (1939-1975) avait été particulièrement vexatoire, en ses débuts, pour la langue catalane. Après la bataille de l’Ebre et la reddition de Barcelone début 1939, le statut d’autonomie de la Catalogne en vigueur sous la IIème république (1931-1939) avait été aboli et la langue catalane bannie du parlement catalan. Sur des affiches on pouvait lire : « si tu es espagnol, parle espagnol », ou le fameux « Défense de cracher et de parler catalan », qu’on connaît dans sa version bretonne, et qui rappelle l’effrayant «  interdit aux chiens et aux noirs ». Dès 1943 cependant, autorisation fut donnée de publier des ouvrages en catalan, mais –subtile brimade -, avec l’interdiction de suivre les règles d’orthographe de Pompeu Fabra qui, avec sa « gramatica de la llengua catalana », en 1912, avait unifié l’orthographe catalane.

Quarante ans plus tard, la constitution espagnole de 1978 ne manque pas de nuances à l’article 3 concernant les langues. Elle introduit la notion de pluralité des langues en parlant « des langues espagnoles ». Elle dit « castillan » et non « espagnol » pour parler de la langue officielle de l’Etat espagnol. Elle définit la diversité linguistique espagnole comme un « patrimoine culturel ».  Elle déclare, littéralement : « Le castillan est la langue espagnole officielle de l’Etat. Tous les espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l’utiliser. Les autres langues espagnoles sont également officielles dans les différentes Communautés autonomes en accord avec leurs Statuts. La richesse des diverses modalités linguistiques de l’Espagne est un patrimoine culturel qui doit être l’objet d’une protection et d’un respect particuliers. »

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J’étais à Barcelone, le 10 juillet 2010, jour de la manifestation pour l’ « estatut » , quelques jours après la victoire de Nadal à Rolland Garros, la veille de la victoire de la sélection espagnole aux Mondiaux de Football (11 juillet 2010 en Afrique du Sud). Dans une Barcelone estivale aux façades de laquelle avaient été déroulé ça et là le drapeau jaune « rayé » de rouge, plus d’un million de catalans défilaient pacifiquement pour exiger de la part du gouvernement central un peu plus de respect pour leur Histoire.

Le fauteur de troubles ? Le mot « nacio », (nation), introduit dans le préambule de « L’estatut »  – le statut d’autonomie de la Catalogne, la loi qui régit l’organisation institutionnelle de la région catalane. Rédigé en 1932, il a a été abrogé sous Franco, réécrit en 1979, modifié en 2006 et « raboté » en juin 2010. Le mot « nacio » a été analysé comme « menaçant » par les juges du tribunal  constitutionnel (TC)  ( niveau national), qui croient bon de marteler qu’en aucun cas une région peut prétendre à être nation – invalidant 14 articles et en réinterprétant 27 autres. Nation. Nationalisme. Indépendance. L’amalgame est vite fait.  Comme l’élève accusé de vouloir prendre la place du prof, la Catalogne se faisait sévèrement reprendre pour cette phrase coupable. Le magistrat catalan Eugeni Gay, dans « El Periodico » du 10 juillet 2010, estime que les juges du TC ont fait preuve d’étroitesse d’esprit en interprétant strictu-sensu le mot « nacio ». Lorsque « L’estatut » inscrit le terme « nacio », cela signifie que la Catalogne, indissociable de l’Histoire de la langue catalane, est à un point de maturité historique où elle peut être considérée comme une « nation » – nation qu’elle n’est pas au sens des pouvoirs qui lui sont conférés, mais l’inscription du mot « nacio » ne remettait pas en question son affiliation au pouvoir central. 

Ainsi, « som una nacio » (nous sommes une nation), la phrase qu’on pouvait lire sur la banderole d’ouverture de la manifestation du 10 juillet 2010, au départ du Passeig de Gracia, devenait l’affirmation identitaire tranquille d’un peuple qui prétend, tout en se sachant techniquement affilié au pouvoir central, exprimer dans les mots la somme de son histoire politique et culturelle.

Aujourd’hui, on est loin d’une affirmation tranquille. Le drapeau indépendantiste – fond jaune, traversé de quatre barres rouges, avec sur la largeur, un triangle bleu et une étoile  blanche, d’où son nom, l’ »Estellada », l’étoilée -, flotte partout sur le territoire catalan, les étapes d’une « déconnection » du  pouvoir central ont été franchies et les renforts policiers « espagnols » ont montré de quoi ils étaient capables, en cas d’insoumission. Mais voilà, les anti-indépendantistes n’ont pas été consultés, plus d’un catalan d’origine « espagnole » s’est vu chanter – à tort -, le « cara al sol » (l’hymne franquiste). La fracture linguistique se teinte de fracture idéologique.

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Dans le concert des communautés autonomes espagnoles, les catalans ne sont pourtant pas des terroristes plutôt de bons élèves : 15% de la population espagnole, 20% du PIB et la volonté de  s’affirmer dans les moindres détails. Ainsi, avec  l’abrogation de l’article 6 de la loi de protection animale qui tolérait les corridas, avant d’interdire  la corrida en 2012 . La Catalogne a donc été la deuxième des 17 communautés autonomes espagnoles à interdire la tauromachie, après la communauté des Canaries, en 1991.

A Barcelone la tradition de la corrida existe depuis toujours. On y compte une plaza de Toro en fonction, « La Monumental » marquée par ses tourelles arrondies de céramique bleu, de 20 000 places, construite en 1914 ; « Las Arenas » plaza de Espana, a connu sa dernière corrida en 1977 et est devenue un centre commercial – encore un ! La troisième, « El torin », dans le quartier de la Barceloneta, a été fermée en 1923, et démolie en 1944. 

Signe des temps, à Barcelone, les propriétaires catalans d’arènes s’étaient mis en contact depuis longtemps avec la municipalité pour demander la reconversion de leur arène. La loi ne fait qu’entériner un mouvement prévisible et prévu. La Catalogne, en abrogeant l’article de loi fait un choix, définit une idéologie, dit non à cette « passion espagnole » qu’elle ne reconnaît pas comme sienne.

La Catalogne marche depuis longtemps sur la voie du renoncement à la corrida : à l’époque où le taureau Osborne – le fameux profil noir de taureau « bravo », sans signature ( la signature étant celle d’une marque de brandy),  –  se dressait sur les collines avoisinant les autoroutes d’Espagne – on en compte 89 en Espagne -,  la Catalogne avait choisi de mettre en valeur l’âne, et non ce taureau dans lequel elle ne se reconnaissait pas. Le seul taureau Osborne sur territoire catalan, à El Bruc, a été, en 1998 et 2007 abattu froidement – et aussitôt redressé !

Le fait – vexatoire -, est qu’en 2016, le Tribunal Constitutionnel  – encore lui !-, a à nouveau annulé l’interdiction de la corrida en Catalogne, arguant que la Catalogne peut réguler les fêtes taurines, non pas les interdire – elles ont en effet été déclarées patrimoine culturel en 2013.

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Revenons-en à mon supermarché et à ma caissière. Je suis injuste en accusant la caissière catalane de ne pas vouloir partager sa langue avec moi. Les catalans reconnaissent qu’ils passent du catalan au castillan sans s’en rendre compte. La vérité est qu’on ne saurait comprendre le phénomène des langues sans en reconnaître la forte composante affective. Ainsi dans les couples multilingues, si les deux composantes du couple n’ont pas la même langue maternelle, la langue véhiculaire du couple s’imposera d’elle-même, le critère qui l’imposera étant, justement, qu’elle s’est imposée toute seule. Les langues sont ainsi têtues qu’elles vivent mieux dans certains lieux, avec certaines personnes.

La partie affective de la langue fait qu’au premier abord, et pour beaucoup, il est incongru de me parler catalan, car tous les indicateurs concourent à signaler que je suis une étrangère. Et, à l’étranger, par respect pour lui, on parle castillan. Alors, au lieu de me retirer platement, si je suis sûre que la langue maternelle de mon interlocutrice est le catalan , je demande simplement : « parle-moi catalan s’il te plaît ! » Et ce que je perçois, à ce moment là, chez ces catalans qui glissent si facilement de leur langue maternelle à la langue de l’Empire, c’est une surprise teintée de joie. Les catalans, qu’on en soit sûrs, sont heureux qu’on les rejoigne sur le terrain de la langue catalane, fondatrice d’identité et ça n’est pas sans émotion que j’ai écouté, récemment à la radio, un ouvrier agricole de la région de Gérone s’exprimer dans un catalan parfait. L’homme avait un fort accent africain. Il vivait en Catalogne et avait adopté sa langue – il venait de rentrer dans la Nation Catalane.



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